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Kouakou Fiendi Pira est originaire de Côte d’Ivoire et a complété une maîtrise en intervention sociale à l’Université du Québec à Montréal, dont le mémoire portait sur les organismes d’intervention après des enfants de la rue à Abidjan. Depuis un peu plus d’un an, il travaille comme travailleur social au Centre de santé et de services sociaux de Paulatuk, située aux confins de la mer de Beaufort, dans le Grand Nord canadien. Après des premières vacances dans le « Sud » et à la grande surprise de son supérieur, il a décidé de rester et de poursuivre l’expérience. Dans cette entrevue, il partage ses réflexions sur les difficultés de l’intervention dans une communauté autochtone.

C’est le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest qui assure la gestion et le financement des services offerts dans la communauté. Le lecteur intéressé aux questions d’organisation des services, de gouvernance et de politiques sociales dans le Grand Nord pourra consulter le site du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest à l’adresse <www.gov.nt.ca>. Le site est disponible en anglais uniquement.

NPS – Peux-tu nous parler de la communauté où tu travailles et de la manière dont les services sont organisés ?

Je travaille dans les Territoires du Nord-Ouest. La ville, enfin, si l’on veut, l’endroit, s’appelle Paulatuk. C’est une communauté rurale, centrée autour d’un petit village et qui compte environ 400 habitants. La population est d’origine autochtone et, contrairement à celle du Nunavut composée d’Inuits, ici ce sont les Innuvialuits qui occupent le territoire. Le village est situé sur la baie de Darnly, sur les rives de la mer de Beaufort, à environ 300 kilomètres à l’est de Inuvik et à près de 900 kilomètres au nord de Yellowknife. La communauté n’est accessible que par avion et, environ une fois par an, les produits lourds comme les automobiles, l’essence et les matériaux de construction arrivent par voie maritime. L’accès régulier étant uniquement aérien, les produits alimentaires, surtout ceux qui sont frais, coûtent très cher. La tomate, par exemple, peut se vendre ici 3 $ l’unité, et un poulet qui se vend 5 $ à Montréal peut facilement se vendre 11 ou 12 $ ici. La chasse et la pêche représentent plus de la moitié du revenu d’une famille. Certaines familles vivent presque uniquement de la chasse, et la viande, qui provient du territoire, fait partie du régime alimentaire quotidien. En conséquence, les Innuvialuits vont rarement s’approvisionner à l’unique boutique de la communauté. Bien que la vente de la viande provenant de la chasse soit strictement interdite, les chasseurs sont autorisés à vendre les fourrures d’ours et autres animaux. Le prix d’une fourrure d’ours polaire peut facilement atteindre 5 000 $. Les jeux de chasse (hunting games) constituent également une énorme source de revenu. En effet, de nombreux adeptes de la chasse viennent de villes américaines ou européennes pour pratiquer ce sport. Pour la chasse au caribou, le «sportif» doit payer 7 000 $ au chasseur qui l’accompagne; pour tuer un ours polaire, il en coûtera 25 000 $.Agissant comme travailleur social de la communauté, je travaille pour la protection de la jeunesse, comme conseiller en santé mentale et au niveau communautaire. En fait, je fais de tout. J’assiste également les personnes âgées lorsqu’elles ont des formulaires à remplir. Elles viennent au Centre de santé pour que je les aide. S’il y a des gens qui doivent aller à l’extérieur de la communauté pour recevoir d’autres services, c’est moi qui organise leur départ. Je fais auparavant l’évaluation pour savoir s’il y a une nécessité de déplacement.

NPS – Comment est organisé, géré et financé le Centre de santé et de services sociaux de Paulatuk?

Dans la communauté, il y a une petite école qui va de la maternelle jusqu’au secondaire. Il y a également un poste de police avec deux agents et le Centre de santé et de services sociaux où, en plus de moi, travaillent deux infirmières. Le Centre de santé est financé par le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, dont l’ensemble du territoire est découpé en régions administratives. Les budgets de tous les services à la communauté sont décidés et proviennent de Yellowknife, la capitale. Ici, nous sommes dans la région de Inuvik et le tout est géré sur une base régionale. Le gouvernement des Territoires existe depuis peu et, auparavant, le tout était rattaché au gouvernement fédéral. Quant au Centre de santé, il existe depuis environ 25 ans. Le gouvernement des Territoires est très présent dans la vie quotidienne et il y a peu d’organisations provenant directement de la communauté. Il existe un conseil d’aînés, mais il n’exerce pas une grande influence. Il s’occupe d’organiser des activités pour les personnes âgées, les amène à la pêche pendant l’automne, où il fait un peu plus beau et où la température est plus acceptable. Il les amène à la chasse; ceux qui ne peuvent y participer peuvent au moins découper le gibier abattu. Ce sont des activités traditionnelles.

Depuis peu, ils installent dans chaque communauté des bureaux innuvialuits qu’ils appellent Hamlets, ce qui signifie village. Ils veulent en fait s’autodéterminer et s’autogouverner. Ils n’en sont qu’au début, mais c’est là leur intention et, partout sur le territoire du Nord, les régions veulent pouvoir s’autodéterminer. Ces bureaux communautaires essaient de voir comment ils pourraient gérer les fonds s’ils en obtenaient. Au lieu de recevoir des services sous le contrôle de Yellowknife, ils gèreraient directement les budgets. Ils décideraient de ce qu’il faut faire dans chaque communauté et de l’endroit où investir l’argent. Ils veulent donc leur donner ce pouvoir de décision mais, même si l’idée d’autodétermination est très présente, ils en sont encore au stade de la revendication.

NPS – À quoi ressemble le travail quotidien d’un travailleur social à Paulatuk ? Quels sont les principaux problèmes rencontrés dans la communauté ?

Ici, on parle principalement de problème d’alcool, de violence domestique et d’abus, d’abus sexuel. En général, ceux qui viennent me rencontrer pour des services, pour me consulter, sont des gens qui ont été abusés lorsqu’ils étaient très jeunes, habituellement par un membre de la famille. Au moment de l’abus, ils n’ont pu dévoiler ce qui se passait ou faire connaître la situation aux policiers. En grandissant, cela entraîne d’autres problèmes tels la dépression et le suicide. Les problèmes liés à la consommation d’alcool sont également très présents. En fait ces gens sont habituellement très calmes et très sociables, mais lorsqu’ils sont ivres, ils deviennent très dangereux. Lorsque je vais dans une maison, par exemple, et que j’observe qu’il y a des gens en train de boire ou ivres, je préfère repartir plutôt que de rester parce qu’ils ne te reconnaissent plus. Tu deviens autre chose.

NPS – Dans le Sud, la perception que les problèmes d’alcool dans les communautés autochtones sont causés par la paresse ou par une carence morale demeure très présente. Au sein de la communauté, quelle interprétation fait-on des problèmes liés à la consommation d’alcool ?

Les personnes plus âgées savent que l’alcool a une grande incidence sur la communauté et souhaiteraient même que l’envoi d’alcool dans la communauté soit interdit. C’est un problème qui vient de l’extérieur. Mais la jeunesse ne voit pas la réalité de cette façon. Pour elle, c’est une façon de vivre, puisqu’elle n’a pas d’autres activités. En dehors de la chasse ou de la pêche, les jeunes ne travaillent pas. Pour eux, l’alcool devient comme un refuge. Dans la solitude, il faut pouvoir consommer de la drogue et de l’alcool afin d’oublier ses soucis. Lorsque je demande pourquoi ils consomment, ils répondent qu’à part cela, ils n’ont rien d’autre à faire. Et tous leurs amis consomment; donc, lorsqu’ils leur rendent visite, ils doivent faire comme eux. La consommation devient un geste social: « Mon ami est en train de consommer, mes frères sont en train de consommer, si je ne consomme pas, je me retire et je ne me sens pas impliqué dans leur vie. » Plusieurs souffrent de ce problème. Lorsque je les envoie en traitement à l’extérieur de la communauté et qu’ils reviennent, ils perdent leurs amis et tout cela devient autre chose, un véritable problème. Et souvent, ils recommencent à consommer.

La consommation est presque un facteur d’intégration dans la vie communautaire. On consomme pour s’intégrer dans un groupe. Ils ne consomment pas individuellement, ils vont chez leurs amis, leurs frères et consomment en groupe. J’essaie chaque fois de leur dire que l’alcool en lui-même n’est pas un problème si tu sais contrôler ta consommation. Mais ici, ce n’est pas le cas. Lorsqu’ils mettent la main sur dix litres de rhum ou de whisky, ils doivent finir ça le même jour.

NPS – Quels sont les moyens utilisés pour agir dans ce genre de situation, un problème lié à l’alcool ?

Pour soutenir les réseaux qui existent, j’essaie tous les soirs d’amener les jeunes jouer au football, j’organise des activités récréatives. Cependant, le modèle principal d’intervention est basé sur des services et un traitement individuel qui ne sont disponibles qu’en dehors de la communauté. Il faut d’abord admettre les personnes au Centre de santé afin de contrôler leur état. Je tente par la suite d’intervenir, mais, comme je n’ai pas de formation spécialisée, il faut les envoyer à l’extérieur et organiser la référence et le déplacement. Il faut contacter les autorités à Inuvik pour qu’ils paient le billet d’avion. C’est un voyage en avion de plus de deux heures. S’il s’agit d’un problème de santé mentale, il peut être traité là. Mais si c’est un problème d’alcoolisme, on les envoie consulter une autre ressource, à Hay River. Tout cela prend deux jours, parce qu’ils doivent dormir à Inuvik et prendre l’avion le lendemain. Les déplacements dans le Nord coûtent très chers parce que ce sont de petits avions. Un déplacement à Inuvik coûte environ 850 $. Les considérations financières deviennent alors un critère d’évaluation très important.

Il ne se vend pas d’alcool dans la communauté; le traitement devient donc souvent une façon de sortir de la communauté pour aller s’approvisionner. Je dois voir s’il y a un réel besoin de faire partir la personne ou si elle veut juste aller en ville pour acheter alcool et drogues en utilisant le prétexte du traitement. Il y en a qui viennent me voir: « Oh, je veux aller sur Inuvik pour un traitement, j’ai des problèmes familiaux ou j’ai un problème d’alcool. » Puisque le conseiller en santé mentale vient ici chaque mois, je réponds qu’il faut attendre cette visite pour bien évaluer la situation. Il y en a qui se mettent en colère et je peux alors voir si leur intention est d’aller en traitement ou de sortir de la communauté.

NPS – En protection de la jeunesse, utilise-t-on un modèle de traitement similaire, qui se base sur un retrait de la communauté ?

Dans une situation de protection de la jeunesse, si un enfant a été abusé et qu’on doit le retirer de sa famille, on travaille en fonction de l’intérêt de la famille et je vérifie si quelqu’un pourra s’occuper de l’enfant, que ce soit la grand-mère, le grand-père, la tante, le cousin… Exactement comme on fait chez moi. La priorité reste de trouver quelqu’un de la famille, dans la communauté. Si c’est impossible, je cherche une famille ou une ressource pour s’occuper de l’enfant à Inuvik, encore une fois à plus de deux heures d’avion. Le retour de l’enfant dans sa famille demeure fondamental et est souvent possible parce qu’on a pu l’envoyer dans la famille élargie. Pendant que l’enfant est placé chez un membre de la famille, nous demandons aux parents, dans le cadre d’un programme, de recevoir un suivi ou de s’engager dans un traitement contre l’alcoolisme. Dans des situations de violence où les policiers sont intervenus, un juge peut également obliger les parents à suivre le programme. Lorsque la démarche est terminée, qu’ils ont suivi la formation et que la vie à la maison est revenue à la normale, j’évalue si le retour de l’enfant est possible. Malheureusement, les services de suivi spécialisés ne sont disponibles que dans la ville d’Inuvik, et les parents doivent se déplacer en dehors de la communauté, attendre les visites de la conseillère ou, dans des situations plus urgentes, venir au Centre de santé, où l’on organise une consultation par téléphone.

NPS – Et pour les personnes âgées de la communauté ?

Règle générale, à moins qu’une situation médicale sérieuse nécessite le déplacement vers Inuvik, la famille s’occupe des aînés de la communauté. Lorsqu’une personne se trouve dans un état où elle devrait être placée dans une maison d’hébergement, la famille préfère s’en occuper. Mais tout cela pose un autre problème. C’est un petit village ici et, à la fois, une grande famille. À Paulatuk, il y a deux grandes familles: les Ruben et les Green. Quelquefois, il est impossible de savoir qui devrait s’occuper de la personne âgée et assurer son entretien. Je dois alors faire des appels téléphoniques, demander à certains de rendre visite à cette personne-là, parce qu’elles sont dans la solitude. Contrairement à ce qu’ils disent – « Nous sommes une famille unie, on s’occupe de nos personnes âgées » –, dans la réalité, ce n’est pas toujours le cas. Et souvent, c’est moi qui suis obligé d’aller lui rendre visite, aller m’asseoir avec elle et lui parler. Il y a des personnes qui se retrouvent en marge de l’une et de l’autre famille. Je pense à au moins trois personnes qui ont une large famille, mais souvent m’appellent : « Je n’ai personne à qui parler, est-ce que tu peux passer pour qu’on puisse causer un peu ? »

NPS – Au-delà de tous ces problèmes, alcool, violence, isolement, comment les gens de la communauté parlent de leur vie ? Qu’est-ce qui est important pour eux ?

Le territoire, qu’ils appèlent Land. Ils aiment la chasse, la pêche et vivre sur le territoire (« to live on the Land »). Il y a environ trois mois, je suis allé rencontrer un conseiller du Hamlet qui m’avait fait savoir qu’il quittait son poste. Je lui ai demandé: « Mais pourquoi ? » Il a répondu: « Je veux aller sur le territoire, avec ma famille, pour trois ou quatre mois. » J’ai dit : « Mais pourquoi ne pas demander des vacances ? » Il a répondu : « Non, l’année passée je suis allé passer un mois et demi. J’ai demandé des vacances. Je ne crois pas que je peux avoir cette opportunité encore. Je préfère donc abandonner mon poste de conseiller à Hamlet. » J’étais un peu surpris, et je lui ai demandé: « Mais après ces quatre mois, qu’est-ce que tu vas faire ? Après ces quatre mois, tu reviens dans la communauté, quel autre travail vas-tu faire ? » Il a dit : « Non, pas de travail. Après ces quatre mois, j’aurai du poisson et j’aurai du gibier. J’aurai tout ce dont j’ai besoin. Je n’ai pas besoin de travail. » J’en suis resté bouche bée.

Tant les hommes que les femmes parlent beaucoup de la chasse, de la vie sur le territoire. Il y a quelques personnes qui vivaient à Toronto ou à Yellowknife et qui sont revenues dans la communauté. Ils fabriquent des statues et les vendent. Ils pouvaient vivre de leur art lorsqu’ils étaient à Yellowknife et, maintenant qu’ils sont ici, ils n’y arrivent pas. Mais lorsque je leur demande pourquoi ils sont revenus dans la communauté alors qu’à Yellowknife ils vivaient bien parce qu’ils pouvaient vendre leur art, ils me répondent: « À Yellowknife, je ne pouvais pas aller sur le territoire. Ici, j’ai la chance d’aller sur le territoire. Et mon travail, ici, ce n’est pas pour faire de l’argent, c’est juste pour avoir un peu d’argent et être capable de payer l’essence pour aller sur le territoire. »

NPS – Il y a un attachement profond pour le territoire ?

Un attachement au territoire qui est assez fort pour accepter tous les inconvénients qui y sont reliés. Je dirai qu’un Innuvialuit sans le territoire se sent en quelque sorte comme dans une prison. Cette année, en mai, ils ont fermé l’école très tôt parce que c’était le début de la période où les gens vont sur le territoire. Même si l’école était restée ouverte, il n’y aurait pas eu d’élèves, pas plus que d’écoliers. C’est la même chose au Centre de santé et de services sociaux. Le Centre reste ouvert et il n’y a rien à faire parce qu’ils sont tous sur le territoire. Être sur le territoire, c’est important et cela a des conséquences importantes sur la vie de toute la communauté, sur les relations familiales et sur les choix qui sont faits par les familles. Si un enfant se lève, ne veut pas aller à l’école et préfère aller à la chasse ou à la pêche, ses parents vont le lui permettre. Aller sur le territoire devient plus important que l’école, plus important que de conserver un emploi. Mais je constate aussi qu’il y a moins de crises, moins de problèmes lorsqu’ils vont sur le territoire. Moins d’alcoolisme, moins d’abus, tout cela.

NPS – Tu vis dans un coin de pays où les rapports entre le Nord et le Sud, entre les Autochtones et les Blancs structurent la relation interculturelle. Comment t’insères-tu dans cette dynamique ?

Les ressemblances entre ma culture africaine et la culture du Nord, les points communs entre les deux sont suffisamment présents pour avoir été un facteur important dans mon intégration ici. Il y a beaucoup de choses que culturellement je trouve très semblables. Quand je rends visite à des personnes âgées ou à des familles, je ne suis pas obligé de les appeler pour leur annoncer mon arrivée. Je vais chez eux, je frappe à la porte, je prends le café avec eux. On discute et je retourne chez moi. Cet aspect de la vie, c’est la même chose que chez nous, en Afrique. Je me rappelle la première fois que la travailleuse en santé mentale est venue ici ; on devait aller rendre visite à une personne. Lorsque j’ai dit qu’on partait à 10 h, elle a dit: «Mais il faut appeler puis il faut annoncer qu’on arrive. » J’ai répondu : « Non, on n’a pas besoin d’appeler. » Si nous avions téléphoné avant d’y aller, la personne aurait été en colère contre nous parce qu’on lui demandait la permission pour lui rendre visite, ce qui est inacceptable. La conseillère était très surprise, presque choquée, elle qui vient de la Nouvelle-Écosse.

Les dynamiques familiales, les relations entre les membres de la famille et de la communauté sont semblables à celles que j’ai connues en Afrique. Lorsque tu sors, tout le monde t’arrête et te dit bonjour, contrairement au Sud ou à Toronto, endroits où tu vis dans l’anonymat, où tu vis dans la solitude au sein d’un large groupe. À Paulatuk, le groupe est petit et l’on se sent un peu solidaire. On sent le sentiment d’appartenance à la communauté. Le travail aussi devient une partie de ma vie. Ce n’est pas une routine comme à Toronto, car je ne suis pas obligé de rester dans mon bureau, je vais rendre visite à ces personnes, ça fait partie de mon travail. S’ils vont sur le territoire et me demandent de les accompagner si j’ai le temps, je peux aller avec eux. Je ne suis pas obligé de dire: « Non, il faut que je termine mon travail. »

NPS – Les formes du travail doivent donc s’adapter au fonctionnement de la communauté ?

Il faut s’adapter à la communauté. Si quelqu’un t’invite à aller sur le territoire, tu ne peux pas y aller seulement pour une heure, il faut que tu partes quelques jours. Et si quelqu’un te téléphone: « Oh ! Kouakou ! Est-ce que tu peux venir chez moi pour qu’on puisse prendre un café ? » Je ne suis pas obligé de dire: « Ok, je vais finir mon travail. Je viens demain. » Je vérifie qu’il n’y a pas de rendez-vous et j’y vais tout de suite. À chaque moment, quelqu’un peut venir à mon bureau. Ils n’ont pas à téléphoner à l’avance ou à prendre rendez-vous. Ils frappent à la porte et ils entrent. Souvent, je suis obligé de décrocher mon téléphone la nuit (pendant laquelle il fait jour) pour que je puisse me reposer un peu.

Les infirmiers du Centre de santé sont incapables de s’adapter. Ils ne sont pas permanents. Ils viennent, ils passent disons six semaines, au maximum deux mois et puis ils retournent et d’autres les remplacent. Les derniers sont arrivés il y a quatre jours. Ils se plaignent de la manière qu’ont les personnes de se présenter sans rendez-vous. En dehors des heures de service, ils m’ont demandé : « Mais comment est-ce qu’on peut organiser ces appels-là ? » Ils proposaient que les personnes puissent venir sans rendez-vous pour une urgence, mais qu’ils devaient appeler à l’avance dans les autres cas. Ces deux infirmiers vont passer beaucoup de temps à expliquer leurs règles, mais cela ne fonctionnera pas. Ici, un agenda est inutile. Et moi, je ne vais jamais dire aux personnes de la communauté de ne pas m’appeler.

NPS – Les membres de la communauté font-ils une différence entre un Africain qui vient du Sud et un Blanc qui vient du Sud ?

Je crois qu’il y a une différence et une curiosité de leur part. Ils me demandent continuellement comment est l’Afrique. Ils adorent que je leur raconte qu’il fait très chaud là-bas et que lorsqu’il fait 15 degrés, les Africains ont froid, grelottent et mettent un manteau. Ils semblent surpris que je puisse m’adapter ici. Dans le Nunavut, où je travaillais avant, on nous appelait tous des Blancs. Lorsqu’ils utilisent le terme « Blanc », ce n’est pas une référence directe à la couleur de la peau. Ils parlent plus de ceux qui viennent de l’extérieur, des étrangers. Ici, à Paulatuk, ils n’utilisent pas cette expression-là et ils font une différence entre le Noir et le Blanc. J’ai quelquefois l’impression qu’ils sentent que nous avons en fait les mêmes problèmes et que je les comprends mieux que les autres qu’ils appellent Blancs, les Québécois ou les Canadiens d’origine. Il y a une colère latente dans la communauté, une colère contre la communauté blanche qui est liée à l’histoire, à l’implantation du système de pensionnats (residential schools). Ce système scolaire imposé de l’extérieur a brisé des familles et des communautés. La langue traditionnelle est également disparue, Seulement quelques personnes âgées la parlent encore, mais la langue anglaise occupe toute la place.

NPS – Reste-t-il de l’espoir pour une communauté de ce type ou bien va-t‑ elle disparaître à plus ou moins long terme?

C’est une bonne question. J’en discutais avec la conseillère en santé mentale qui était ici hier. Je dirais que même quand je n’ai plus beaucoup d’espoir, je continue quand même à espérer. Leur volonté de déterminer eux-mêmes leur avenir et leur désir d’un gouvernement autonome me donne de l’espoir. Je crois que c’est par l’éducation que la communauté peut avoir des gens capables d’assurer son développement, son progrès. Mais je dirais que la très grande majorité des enfants d’ici (de 80 à 95 %) ne fréquente pas l’école ou bien n’aime tout simplement pas y être. Dans une classe qui peut accueillir une vingtaine d’enfants, il n’y en a parfois que cinq ou six. Peu de temps après mon arrivée, j’avais mis en place, avec l’aide des autorités d’une autre ville, un fonds pour encourager les enfants de 12 à 15 ans à fréquenter assidûment l’école. Ils recevaient 200 $ par semaine s’ils y arrivaient. Je signais un contrat avec eux à cet effet. Ils y allaient trois jours, puis disparaissaient. Ou bien ils fréquentaient l’école seulement en matinée. L’école est, ou crée, un véritable problème dans la communauté. Les enfants sont souvent en conflit avec les enseignants, ils n’arrivent pas à maîtriser leurs sentiments et leur colère et, souvent, il y a de la violence envers les enseignants ou les intervenants. Je ne sais pas s’il s’agit de conséquences ou d’effets des pensionnats, mais le problème perdure et m’inquiète. Alors c’est très difficile de travailler avec eux. Il faut avoir de la patience et tenter de les comprendre pour pouvoir avancer.

L’espoir qui me reste, c’est la richesse: la richesse du territoire, les ressources minières et la qualité des personnes. Et la communauté grandit peu à peu. Le taux de naissance dans le Nord est plus élevé que dans le Sud. J’aime entretenir un espoir, mais il y a des jours où j’y crois moins.

NPS – Un engagement à long terme est-il possible pour quelqu’un qui vient du Sud ?

Si je vais rester ? Je suis ici depuis environ un an et je continue au moins pour une autre année. Lorsque mon épouse sera ici l’année prochaine, on va décider si on va rester plus longtemps. Moi, je me sens bien ici, mais je ne sais pas si mon épouse va aimer cela. C’est très difficile de vivre ici, de faire ce travail ; les choses sont différentes : appartement, travail, loisirs. Il n’y a pas de restaurant, par exemple. Donc quelqu’un habitué à aller au restaurant, au cinéma, lorsqu’il arrive ici, c’est difficile. Ceux qui viennent ici, en partant du Sud, même les différents travailleurs sociaux qui sont passés ici, passent un maximum de six mois ou tout au plus une année. Ils jettent l’éponge et cherchent un autre travail. La première fois que je suis revenu de vacances, mon directeur m’avait appelé dans son bureau pour me demander si je quittais. Parce que les autres travailleurs sociaux, ceux qui m’ont précédé, c’est ce qu’ils ont fait. Lorsqu’ils vont en vacances, ils essaient de trouver un autre travail puis, lorsqu’ils reviennent, ils plient bagages puis s’en vont.

Lorsque je suis arrivé dans la communauté, chacun me demandait : « How long are you going to stay here ? » « How long are you going to be here? » Partout où j’allais, les gens me demandaient combien de temps je passerais ici. C’était une façon de me demander qui j’étais. Je ne sais pas, tout dépendra. Mais je compte rester longtemps, si je suis accepté dans la communauté.